Patrick Viveret
Oligarchie financière ou démocratie solidaire ?
L’idée suivant laquelle la démocratie n’est pas adaptée aux enjeux du XXIème siècle est défendue de plus en plus ouvertement par nombre de défenseurs du système dominant. Hervé Kempf, dans son dernier livre "l’oligarchie ça suffit, vive la démocratie" 1, en cite quelques exemples significatifs :
Ainsi, Samuel Huntington, auteur du célèbre "Choc des civilisations" 2 dans un rapport de la Trilatérale de 1975 intitulé "crisis of democracy" considère que "plusieurs des problèmes de gouvernance aux États-Unis aujourd’hui découlent d’un excès de démocratie" et conclut : "le bon fonctionnement d’un système politique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non-engagement d’une partie des individus et des groupes" (sic) !
Bryan Caplan dans "le mythe de l’électeur rationnel" suggère que l’économie se porterait mieux si l’on se "reposait moins sur la démocratie et plus sur les choix privés et les marchés libres".
En France, Alain Minc, proche conseiller du Président de la République, dans Le Point, estimait que "leur faire croire (aux peuples européens) qu’ils doivent être consultés à chaque grande étape de la construction européenne est non seulement démagogique mais criminel".
Sans doute ce genre de propos s’étaient fait plus discrets avec l’émergence du printemps arabe qui témoignait d’un renouveau de l’énergie démocratique. Difficile dans ce contexte de continuer à louer "le despotisme éclairé" chinois comme le faisait Thomas Friedman, éditorialiste du New York Times écrivant tranquillement "une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement des défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut aussi avoir de grands avantages. C’est qu’un parti unique peut imposer des politiques difficiles à faire accepter mais essentielles pour faire avancer une société dans le XXIème siècle"… !
Mais cette approche continue en réalité d’être structurante dans le traitement de la crise financière en particulier en Europe. L’installation, en Grèce et en Italie, de gouvernements de techniciens dirigés par des banquiers et mettant en œuvre des programmes d’austérité paraît d’autant plus injuste que l’on fait payer aux peuples les conséquences des dérèglements financiers. Circonstance aggravante : les hommes mis en place sont souvent liés à la banque Goldman Sachs qui symbolise les traits les plus cyniques du capitalisme financier au cours des dernières années. Celle ci est particulièrement influente non seulement sur le plan économique mais aussi politique puisqu’elle a compté dans ses rangs ou parmi ses conseillers proches : Henry Paulson et Robert Rubin, anciens secrétaires d’Etat au Trésor des États-Unis, Mario Draghi, gouverneur de la Banque d’Italie puis Président de la Banque centrale européenne et ... Mario Monti successeur de Berlusconi à la tête d’un gouvernement de technocrates visant à instaurer l’austérité en Italie. Cette influence est d’autant plus dangereuse que Goldman Sachs s’est illustrée par des dérèglements, des comportements totalement cyniques et même des fraudes tout au long de son histoire jusqu’à aujourd’hui. En avril 2010 la banque d’affaires new-yorkaise s’est ainsi trouvée poursuivie par le gendarme de la Bourse américaine, la Securities and Exchange Commission (SEC), pour une fraude liée aux subprimes, les crédits immobiliers à risque jugés responsables du déclenchement de la crise financière. De même, en février 2010, le New York Times affirme que Goldman Sachs porte une responsabilité directe dans l’aggravation de la crise de la dette publique grecque. Elle aurait aidé le gouvernement grec à camoufler sa dette grâce à des outils financiers qui lui auraient permis de dissimuler ses transactions tout en renflouant ses comptes avec l’aide d’autres banques américaines. Goldman Sachs en aurait tiré 300 millions de dollars de bénéfices....
Résistance et démocratie
C’est ce risque d’une contradiction croissante entre logique démocratique et logique financière pouvant conduire à mettre en cause à terme la paix elle même comme le notent de nombreuses organisations de la société civile dans un texte commun 3 :
"Au prétexte que la démocratie prend trop de temps, alors que les marchés financiers votent eux tous les jours et sont organisés autour d’automates qui opèrent des milliers de transaction par seconde, c’est à terme l’existence même du fait démocratique qui se trouve menacé. Les gouvernements sont sommés de s’exécuter ou de laisser la place à des experts comme on l’a vu déjà en Grèce et en Italie. A la place d’un retour nécessaire du politique et de l’exigence démocratique permettant de s’attaquer pour de bon à la régulation des marchés et à leur poumon financier, les paradis fiscaux, on assiste à la mise en œuvre de programmes d’austérité qui aggraveront la crise sociale et réduiront les moyens de traiter l’enjeu écologique, de plus en plus préoccupant du fait de l’accélération du dérèglement climatique et de ses conséquences. Le résultat, c’est la préparation de situations de chaos écologique et social porteuses de risques de conflagration et pains bénis pour les logiques autoritaires de toutes obédiences, à l’instar de la crise des années trente. C’est dire que, comme alors, après la démocratie, c’est la paix elle même qui se trouvera menacée." Grand enjeu on le voit pour l’économie sociale et solidaire et notamment pour le renforcement voire la mutation de l’activité et des pratiques démocratiques de son propre secteur bancaire coopératif !
- 1Hervé Kempf,"l’oligarchie ça suffit, vive la démocratie", Editions du Seuil, Collection "L’Histoire immédiate", 2011.
- 2Samuel Huntington, "Le Choc des civilisations", Editions Odile Jacob, 2007.
- 3Texte adopté notamment à la veille d’un forum civique organisé à Grenoble en prélude aux "Etats généraux du renouveau" organisés en partenariat avec le journal Libération.