Timothée Duverger
Mettons en lumière les utopies locales !
Face à la crise de la Covid-19, beaucoup ont prophétisé le « monde d’après »… en ignorant les expérimentations déjà menées sur les territoires par l’économie sociale et solidaire. Alors que le « monde d’après » tarde à venir, ce sont ces utopies locales qu’il convient de mettre en lumière en insistant sur leur portée transformatrice.
Utopies locales. Ces deux mots ensemble apparaissent d’évidence comme un oxymore. Etymologiquement, l’utopie – qui vient du grec « topos » (lieu) précédé du préfixe « u » – c’est l’absence de lieu. Lui accoler le « local » est contre-intuitif. L’utopie appartient au domaine de l’imagination. Dans le sens commun, elle ne peut advenir que dans un futur plus ou moins déterminé.
Pendant le premier confinement, les tribunes, les appels ou les pétitions annonçant le « monde d’après » se sont multipliés, sans guère d’effet. Les aspirations au changement prennent trop souvent la forme de vœux pieux. Elles s’adressent à l’Etat et sont renvoyées à plus tard, parce qu’elles impliquent une prise de pouvoir préalable.
Le « monde d’après » existe pourtant déjà. L’aile marchante de l’économie sociale et solidaire (ESS) en expérimente les idées transformatrices dans les territoires : ce sont les utopies locales. La recherche du bien-être, l’autonomie et la coopération succèdent à la croissance, l’attractivité et la compétitivité. D’autres modèles de développement sont créés pour inventer une société post-croissance.
Le mouvement coopératif est à cet égard exemplaire, comme nous le rappellent les Licoornes, ces coopératives qui se développent dans les secteurs clés de la transition citoyenne et écologique : énergies renouvelables (Enercoop), circuits courts (Coopcircuits), réemploi (Label Emmaüs), mobilités alternatives (Mobicoop, Railcoop), finance éthique (La Nef), téléphonie (Télécoop), économie de fonctionnalité (Commown)…
Plus que des initiatives exemplaires, elles fondent un autre modèle. Comme Enercoop auparavant, Railcoop propose une riposte coopérative au droit de la concurrence qui conduit à libéraliser le marché du rail. Elle réinvestit une offre aujourd’hui délaissée par la SCNF en projetant de rouvrir la ligne interrégionale Bordeaux-Lyon en 2022, cela dans le but de développer un mode de transport accessible, moins polluant et luttant contre la fracture territoriale. Prenant la forme d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), elle rassemble toutes les parties prenantes à son sociétariat, des citoyens aux cheminots, en passant par des entreprises et des collectivités locales. Elle a récemment réuni le capital nécessaire à l’obtention de sa licence de transport ferroviaire en réunissant quelque 6 000 sociétaires.
Ces solutions écologiques et solidaires qui émergent doivent trouver un catalyseur dans les nouvelles municipalités. L’Etat reste incontournable, c’est le point de référence central de nos sociétés. Mais l’innovation sociale se fera par en bas, à travers des dispositifs polycentriques. Ce n’est pas un hasard si des collectivités locales sont présentes dans la plupart des SCIC et si ces dernières connaissent une forte croissance. Alors que les partenariats public-privé porteurs de projets pharaoniques sont discrédités, l’avenir est aux partenariats public-ESS ouverts aux dynamiques citoyennes ! Le couplage entre le municipalisme et l’économie sociale et solidaire permettra d’expérimenter des contre-modèles pour défricher les possibles.
Timothée Duverger, Maître de conférences associé à Sciences Po Bordeaux, Directeur de la Chaire TerrESS, Auteur d’Utopies locales, les solutions écologiques et solidaires de demain (Les Petits Matins, 2021)