Philippe Lemoine
La transformation numérique permettra-t-elle un bond en avant de l’ESS ?
Dans la transformation numérique de l’économie, les personnes font la course en tête et les entreprises courent derrière. Comme "digital" en anglais, le terme "numérique" s’est d’ailleurs imposé en 2007- 2008 : à la fois au moment de la crise du capitalisme de "shareholder value" et à celui de la généralisation des Smartphones et des tablettes. Est-ce un hasard ? Désormais, ce sont les personnes qui inventent de nouvelles façons de communiquer, d’échanger, de faire du troc, de partager des biens etc… Les entreprises doivent y adapter leurs modèles d’affaires.
Une étude menée par le MIT et par Capgemini auprès de 500 grandes entreprises mondiales croise des questions sur l’utilisation qu’elles font des technologies d’information et des questions sur la transformation de leur modèle d’affaire et d’organisation. Il en ressort que les entreprises qui font un usage intensif du numérique sans remettre en cause leur modèle parviennent à faire croître leur chiffre d’affaires mais elles deviennent plus complexes et moins rentables. Seules celles qui complètent leur investissement technologique par un programme de "digital disruption" gagnent en rentabilité : en moyenne, leur résultat bondit de 26%.
La transformation ne s’arrête pas là : c’est la notion même d’entreprise qui se déforme et se diversifie. Plusieurs personnes se regroupent et partagent leurs compétences et leurs rêves : c’est une start-up. Des personnes contribuent gratuitement à des plateformes d’intelligence collective comme Wikipedia, Mozilla ou OpenStreetMap : ce sont des fondations portées par une logique de bien commun. Des dirigeants ajoutent des objectifs sociétaux dans l’objet même de l’entreprise, à côté de la maximisation du profit : ce sont des "B Corps", des "Benefit Corporations" selon le nouveau statut juridique américain. A chaque fois, le fait que ces entreprises d’un genre nouveau ne s’ancrent pas dans la seule finalité abstraite du profit leur donne des atouts pour mieux se saisir des mutations que le numérique permet dans les vies quotidiennes et pour entrer en résonance avec les nouveaux liens qui se tissent entre les personnes.
Ces différentes formules entrepreneuriales ne sont pourtant pas les mêmes. Leur histoire et leur idéologie ne se confondent pas : les unes sont les enfants d’un certain enthousiasme cyber-informationnel ; d’autres sont issues de la tradition américaine libertarienne et anti-étatiste ; d’autres encore relèvent d’une tradition humaniste voire d’un engagement solidariste et écologique. Mais, dans le grand bouleversement du numérique, il s’agit toujours d’acteurs qui courent vite et qui captent bien la nouvelle grammaire qui s’institue entre technologie, économie et société.
L’économie sociale et solidaire qui est en France au cœur de ces évolutions, doit cristalliser la portée profondément moderne de ce mouvement pour que le numérique s’affirme comme un levier de transformation économique et sociale. Il y a déjà cinq ans, le Forum d’Action Modernités avait organisé une journée de rencontre entre start-ups du numérique et entreprises de l’économie sociale et solidaire : cela n’avait jamais été fait et l’on a tout de suite vu que les uns et les autres avaient beaucoup à se dire. Et l’on était pourtant avant la montée en puissance des FabLabs, de l’open hardware et de l’économie du partage ! Peut-on aujourd’hui aller plus loin et imaginer comment la transformation numérique pourrait se traduire par un bond en avant décisif de l’économie sociale et solidaire ?