Tribune
Publié le 10 février 2017
Cyril Kretzschmar

Cyril Kretzschmar

Consultant

Économie du partage ou partage de l’économie ?

L’économie collaborative a-t-elle quelque chose à voir avec l’économie du partage, share economy, ou plus précisément encore avec l’économie sociale et solidaire, l’ESS ? Cette économie humanise-t-elle ou tue-t-elle les marchés ? AirBnB, Uber, LeBonCoin, BlaBlaCar… Les expériences d’économie collaborative se développent à vitesse grand V aujourd’hui, au Québec comme en France, et parfois à échelle planétaire, amenant certains observateurs à parler de l’avènement de nouveaux modèles économiques, voire d’une nouvelle civilisation.

Epiphénomène ou véritable transformation des modèles économiques ? Quand les limites entre producteur, distributeur et consommateur s’estompent, quelles nouvelles règles de l’échange s’inventent-elle, avec quelles valeurs, quelle éthique ? Est-ce l’émergence d’une nouvelle économie, à la fois libérale et sociale, dopée par le numérique et la mondialisation ? Le nouveau visage de l’économie sociale libérée de ses oripeaux historiques ? Ou au contraire la nouvelle conquête du capitalisme sur la sphère privée et bénévole, la marchandisation de l’esprit collectif ?

Revenons à quelques définitions : l’économie collaborative se base sur la production de biens et (surtout) de services en commun, s’appuyant sur une organisation horizontale, facilitée notamment par l’usage de plates-formes internet. L’économie de partage est une organisation de pair à pair, où les individus s’auto-organisent pour créer un bien commun. L’économie sociale et solidaire est centrée sur l’intérêt général, à travers une organisation démocratique et une éthique de la répartition des revenus de l’activité. Du pareil au même ? Pas tout à fait, si on se penche plus attentivement sur les concepts autant que sur les réalités concrètes.

Services en commun, biens communs, intérêt général : les finalités de chacune de ces économies différent. L’économie collaborative permet de produire des services à plusieurs, mais ces services ne deviennent pas pour autant une propriété collective. La chambre louée via AirBnB ou la voiture du conducteur Uber reste à son propriétaire et une part significative du prix de la location va à la plate-forme centrale de réservation. Pour l’économie du partage, il s’agit de créer ensemble des biens collectifs : le coût d’un trajet en covoiturage est partagé équitablement entre le chauffeur et son ou ses passagers. Les logiciels libres élaborés par ses communautés d’usage appartiennent à tous. Pour l’ESS les biens et les services produits ne servent pas qu’une catégorie d’usagers mais tous ; un part significative de l’ESS s’intéressent même plus spécifiquement aux usagers les plus empêchés dans l’accès à ces services : petite enfance, personnes âgées et handicapées, personnes fragiles socialement ou financièrement.

L’horizontal, le pair à pair, le démocratique : les formes d’organisation humaine conditionnées par chacun de ces modèles économiques sont là aussi de nature différente. L’économie collaborative repose sur une structure très pyramidale avec un gestionnaire d’information unique qui accrédite les collaborateurs, et une multitude de collaborateurs sans lien particulier les uns avec les autres, au statut totalement précaire et sans lien salarial notamment. L’économie du partage s’appuie sur des communautés de coproduction à égalité, théorique, de pouvoir. L’ESS se construit avec des salariés coopérateurs ou sociétaires, qui ont chacun la même voix au chapitre, dans un ensemble de conventions sociales protectrices pour les individus, mais créatrices de rigidité pour le développement des activités.

Valeur ajoutée, capital et répartition des profits, éthique économique : l’économie collaborative peut générer des concentrations capitalistiques très fortes (introduction en bourse de AirBnB pour 8 milliards $, levée de fonds de plus de 200 M€ pour BlaBlaCar). Moyens financiers essentiels pour assurer le développement des systèmes d’information et des données, mais absence totale de partage du capital et faible partage des profits avec les collaborateurs. A contrario, l’économie du partage comme l’ESS ne génère que très peu de capitaux, et ceux-ci sont le plus souvent portés par tous, qu’ils soient impartageables ou non spéculatifs. Un modèle très éthique, mais difficile à mobiliser dans une stratégie de forte croissance et donc de besoins en capitaux.

Economie collaborative, économie du partage et ESS s’appuient toutes les trois sur l’agir collectif, mais les ambitions et règles de ce collectif sont ainsi bien différentes pour chacune. Gardons nous de nier ces différences et travaillons à des fertilisations croisées : la dynamique économique et la puissance d’innovation de l’économie collaborative doit inspirer cette vieille dame qu’est l’ESS. L’éthique et la qualité sociale de l’ESS et de l’économie du partage doivent encourager l’économie collaborative à se doter d’un supplément d’âme.

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