« Résister dans les pas de Claude Alphandéry » : discours d'Hugues Sibille au Congrès ESS France le 12 juin 2024
Mesdames, Messieurs,
Voici ce qu’écrivait Claude Alphandéry avant de mourir.
« Aujourd’hui, alors qu’hospitalisé mes forces déclinent, je viens vous demander de prendre l’engagement de tout faire partout ou vous êtes, avec les moyens qui sont les vôtres pour empêcher une nouvelle nuit noire de l’humanité. Agissez comme si vous ne pouviez pas échouer. »
Peut-il y avoir plus bouleversante introduction à la table ronde sur la démocratie que cet appel d’un résistant qui voulait que sa parole continue à changer le monde après sa mort ?
Cet Appel nous oblige si nous le faisons nôtre aujourd’hui.
Je ne pensais pas, en préparant cet hommage pour le Congrès, que les heures seraient aussi sombres. J’avais prévu de vous parler de l’homme délicieux qu’il était, de sa légèreté d’être, des moments formidables passés avec lui. L’actualité donne un autre sens à cette intervention.
Car son éthique d’existence s’incarne en deux verbes. « Vivre et résister », titre d’un de ses livres. Lorsqu’on rencontrait Claude Alphandéry, on recevait littéralement des paquets de vie. Dans sa centième année, j’allais chez lui deux ou trois fois par semaine pour le soutenir. En ressortant, je comprenais qu’en fait c’était lui qui m’avait remonté le moral. Sa jeunesse d’esprit et son goût de la vie l’amenaient sans cesse à s’intéresser au monde de demain, à écouter la société, à soutenir ce qui porte l’espérance d’un mieux vivre.
Dans l’ambiance délétère, suicidaire, mortifère… qui s’installe, son premier message serait sans doute de nous dire : refusez les forces de mort, qu’elles s’attaquent à la démocratie, à la préservation de la planète ou à l’humanisme, soyez pleinement vivants pour résister, faites de l’ESS une pulsion de vie, et particulièrement une force de renouveau de la vie démocratique.
Je suis venu dans le contexte oppressant qui est le nôtre parler d’un Claude Alphandéry vivant par l’exemple, vivant par l’esprit, suscitant de nouvelles résistances, inspirant l’avenir.
Voici quatre messages pour débattre.
Premier message : soyons des Résistants créateurs et positifs !
Face à l’inacceptable nous avons un devoir d’agir. La résistance de 1940 à 1944 a été l’école de l’engagement, du courage, de la résilience de Claude. Il a souvent raconté ce qu’avaient été sous le pseudonyme de Cinq Mars, les maquis de la Drôme, arborant une vieille gabardine militaire sur laquelle étaient cousus ses cinq galons de lieutenant-colonel des Forces Françaises de l’intérieur. Il n’avait pas 20 ans. Il parlait des nuits avec ses hommes face à de terribles camions allemands blindés. Il racontait ses contacts avec Jean Moulin. Tous les engagements ultérieurs de sa vie furent marqués par un acte fondateur de Résistance à la barbarie.
La montée actuelle des extrêmes droites populistes l’angoissait. Il avait trop combattu pour voir revenir ces forces mortifères. Et pourtant nous y revoilà. La mémoire des combats pour la liberté s’efface vite. Nous sommes comptables de cette mémoire.
Mais nous ne sommes plus en 1940 à l’époque du STO (Service du Travail Obligatoire). Alphandéry a poursuivi en temps de paix avec d’autres méthodes de résistance reposant sur le discernement des refus, sur l’engagement citoyen, sur l’ESS. Retenons cela : la résistance de Claude, ce n’est pas seulement dire non, dénoncer, s’indigner. C’est une résistance créatrice symbolisée par le programme des jours heureux de la Libération. Résister c’est entreprendre, créer, agir. Alphandéry s’était engagé dans l’ESS, parce qu’elle est un mode d’entreprendre pour proposer des solutions écartant la désespérance ou le renoncement. Il y a deux ans, il impulsait à France Active la création de clubs locaux d’entrepreneurs engagés.
Pour résister à la financiarisation croissante de la société, à l’économie spéculative, à une économie d’excès des inégalités, il avait occupé la Bourse de Paris, en 2011 pour y tenir les premiers États généraux de l’ESS ! Il avait 90 ans. Récemment à l’âge de 100 ans il apportait son soutien à l’opération du Milliard et cosignait une brochure intitulée « Nous résistons » pour soutenir les innovateurs d’une transition juste.
Marqué par l’Histoire, il redoutait de plus en plus la montée des populismes démagogiques et les formes nouvelles, parfois insidieuses, de rejet de la démocratie et du vivre ensemble. Dans la dernière période, il faisait de plus en plus souvent le lien avec son expérience historique de résistant.
Car sa résistance reposait sur la société civile organisée, celle qu’il avait découverte dans les maquis. Dans ses écrits, il regrettait qu’à la Libération, on ait renvoyé les citoyens à la maison au lieu de s’appuyer sur eux pour mettre en œuvre le programme du Conseil National de la Resistance. Pour lui, cette erreur avait affaibli la suite de l’après-guerre. Il a présidé pendant plusieurs années la Commission Habitat du Plan et défendait ces lieux où se rencontrent l’État et la société civile. Plus près de nous, il soutenait dès l’origine le Pacte du Pouvoir de vivre qui rassemble 61 organisations de la société civile, comme lieu de résistance créatrice aux inégalités, aux reculs de l’état de droit, aux risques écologiques.
S’il était parmi nous aujourd’hui, il appellerait au sursaut de la société civile. Avant le choc des européennes, il estimait déjà qu’une défaite de la démocratie en 2027 serait moins un point de départ qu’un point d’arrivée de défaites successives de la société civile. Par exemple les coupes unilatérales actuelles contre l’insertion par l’activité économique pour laquelle il s’était tant battu, par exemple les attaques contre le monde associatif, les contrats d’engagement républicains ou par exemple les cahiers de doléances rangés dans les placards après les gilets jaunes ? Aujourd’hui il appellerait la société civile à peser de tout son poids dans les recompositions politiques et les propositions de transformation. Car il avait l’expérience vécue que l’idéologie d’extrême droite est viscéralement hostile à une société civile organisée et surtout à une société civile libre.
En cas de succès des forces ANTI DEMOCRATIQUES dans les semaines ou années à venir, les réseaux de la société civile, ayant entre elles des habitudes de coopération et de confiance, joueront un rôle essentiel pour de nouveaux maquis de résistance et de reconstruction.
Un second message posthume de Claude Alphandéry est de nous inviter à être des coopérateurs actifs, des co-constructeurs.
En tant que chef des maquis de la Drôme, il a été confronté aux réflexes de division car la Résistance était profondément divisée. À 20 ans, il devait faire travailler ensemble des syndicalistes, des communistes, des démocrates-chrétiens, des apolitiques, des socialistes, etc. D’emblée il a manifesté un talent pour Rassembler, talent qu’avait repéré Jean Moulin. Ce savoir-faire acquis pendant la guerre lui a servi toute sa vie. Président du Conseil national de l’insertion, le CNIAE : pendant plus de dix ans il a fait travailler ensemble les réseaux de l’IAE comme des interlocuteurs crédibles auprès de l’État.
C’est aussi l’objectif de ce congrès : chercher ce qui unit l’ESS davantage que ce qui la divise ! Construire des désaccords féconds lorsqu’ils existent.
Sa pratique de la coopération reposait en premier lieu sur l’écoute. Pas seulement l’écoute au sommet de la société mais aussi à sa base. Cela aussi lui venait des maquis. Après la mise en place du Service du Travail Obligatoire, le maquis de la Drome dont il était le chef, a vu arriver beaucoup de gens refusant le travail obligatoire. Ce n’était pas des convaincus, des résistants de la première heure. Et là dans les longues journées du maquis lorsqu’il n'y avait pas d’actions militaires, on se parlait et on s’écoutait. C’était une vraie école d’éducation populaire. Conclusion : de même qu’on ne naît pas résistant, on le devient, de même on ne naît pas coopérateur, on le devient. La coopération n’est pas qu’un statut, c’est aussi une attitude.
C’est cette conception qui l’avait amené à créer le Labo de l’ESS et à s’intéresser depuis une quinzaine d’années à la coopération territoriale, à inventer et promouvoir les PTCE, ou ces clubs d’entrepreneurs engagés. Il voyait dans cette coopération au plus proche des réalités, la voie vers une économie de la réconciliation chère à Jérôme Saddier. La démocratie consiste à permettre à chacun d’être acteur. Le projet d’une fabrique de l’émancipation sur laquelle travaille François Dechy, le maire de Romainville, l’enthousiasmerait aujourd’hui.
Troisième message : si nous voulons entraîner derrière nous, soyons des résistants et des coopérateurs joyeux, pratiquons la convivialité et la tolérance.
Benoît Hamon a insisté sur ce point lors de l’hommage qu’il a prononcé à France Active et il avait raison. Claude Alphandéry n’était jamais un social triste. Il entraînait et donnait envie par sa bonne humeur. Il aimait la fête, l’amitié fidèle, le rire, le bon vin. Il n’enfermait pas les gens dans des cases. Regardez ses photos. Le plus souvent son visage est illuminé par un immense sourire et souvent il lève les bras vers le ciel. Il nous incombe d’autant plus dans les heures sombres de faire de l’ESS un pôle d’attraction, notamment en direction de la jeunesse, mais aussi en direction des 40 % de nos concitoyens en grand désarroi, en cultivant la tolérance, le respect de l’autre, l’action joyeuse.
Quatrième et dernier message : agissons comme si nous ne pouvions pas échouer.
Claude parlait souvent de l’année 42 comme d’un trou noir : les nazis triomphaient à l’Ouest et à l’Est. Pétain et Laval tenaient le pays et livraient les juifs. Les Américains ne voulaient pas venir. Il n’y avait pas de perspective et pourtant Churchill, de Gaulle et les résistants tenaient bon. Dans l’ambiance actuelle d’effondrement, nous entrons dans de nouvelles heures sombres démocratiques, écologiques, voire militaires. Agir comme si on ne peut échouer, c’est refuser le défaitisme, en langage sportif on dit « ne rien lâcher ». Claude lançant un appel sur son lit de mort ne lâcha rien jusqu’à son dernier souffle.
Ce que nous appelons renouveau démocratique ou métamorphose écologique et sociale peut apparaitre en ce moment aussi loin que semblait possible une victoire en 1942. Il faut donc aller chercher des réserves de courage et d’espérance pour agir. C’est cette attitude de courage que nous laisse fondamentalement Claude Alphandéry.
Mon très cher Claude, mon ami, nous nous battrons comme tu nous y as invités pour empêcher une nuit noire de l’humanité.
L’ESS est vivante, la société civile est active, les territoires de résistances créatives sont nombreux : nous agirons comme si nous ne pouvions pas échouer.
Hugues Sibille
Président du Labo de l'ESS