Hugues Sibille
Quels mots sur nos maux ?
L’émotion est forte. Je signe ici comme président mon dernier édito de nouvelle année pour le Labo de l’ESS. C’est une belle page de dix ans de responsabilités (après bien d’autres !) que je vais tourner au mois de juin 2025. Cet édito, vous le verrez, plaide pour un refus des renoncements, pour une résistance créative, pour l’espoir dans les heures sombres. Chaque année, depuis 10 ans, j’ai cherché des mots pour partager avec vous le sens de ce que nous avions réalisé ensemble l’année précédente, pour transmettre un goût de l’engagement, pour porter des projets vers l’année devant nous. En transmettant en 2025 la présidence, l’état d’esprit reste le même. Un Labo tourné vers l’avenir social et solidaire, l’action émancipatrice, l’espérance.
Je mesure toutefois à travers ce dernier exercice combien les mots s’usent de plus en plus vite. En industrie, les économistes parlent d’obsolescence programmée des produits. N’y a-t-il pas une forme d’obsolescence programmée des mots et particulièrement ceux qui parlent d’alternatives ? On éprouve un sentiment d’impuissance à formuler et à fixer des concepts durables répondant aux maux de nos sociétés et formant un cap solide. Peut-être parce les drames écologiques, démocratiques, sociaux s’accélèrent ? Peut-être parce que cette société traite et jette les mots comme des marchandises ? Peut-être parce que les boussoles s’affolent ? Ne nous y faisons pas prendre. « Mal nommer les choses » disait Camus « c’est ajouter au malheur de ce monde ». Il en subit déjà beaucoup ! Battons-nous donc sur nos convictions profondes davantage que sur des mots obsolescents. Le Labo est et restera profondément un lieu de convictions.
En 2024, nous avons adopté un nouveau projet dont nous sommes fiers. Il a pour fil rouge les mots de « transition écologique juste ». Des mots obsolescents ? Peut-être, mais les convictions qui sont derrière non : celles d’entreprendre, d’agir, de coopérer pour une société plus écologiquement durable, plus socialement juste et plus démocratiquement émancipatrice. Ce sont ces idées, leur consistance et leur constance, qui combattront les terribles maux qui nous assaillent. Le Labo de l’ESS les a incarnés pour les trois ans à venir dans trois axes : transformer les modèles économiques, régénérer la démocratie, (re)penser le travail à long terme. Des comités de pilotage, de belle tenue, animés par Nadine Richez Battisti, Claire Thoury et Frédéric Tiberghien, s’appuyant sur des expertises complémentaires et les nombreuses innovations des territoires, sont mis en place avec succès. Que toutes celles et ceux qui nous rejoignent à cette occasion soient remerciés de leur engagement !
L’ESS a la responsabilité collective de proposer d’autres logiques. Le paradoxe actuel est de parvenir à mieux imaginer la fin du monde que ce qu’il pourrait y avoir après le capitalisme. En ce sens l’ESS doit maintenant (davantage que ces dernières années) revendiquer d’être une économie politique. Une alternative au modèle qui conduit la planète à sa perte. En tant que think tank, le Labo continuera en 2025 à tenir sa place, avec modestie mais détermination, pour que la société civile, entreprenante, innovante, agissante sur les territoires contribue à modifier la trajectoire. J’ai confiance en cette société civile. Les politiques devraient mieux l’écouter. L’image qui me vient est celle d’un Titanic dont de nombreuses cabines seraient de formidables laboratoires d’innovations de transition, mais dont la trajectoire vers l’iceberg resterait inchangée. Nous devons mieux relier entre elles ces cabines agissantes et monter sur le pont pour faire changer de cap le bateau.
Au moment où j’écris, l’incertitude et l’inquiétude planétaires, avec ses spécificités politiques françaises, n’ont jamais été aussi fortes pour les temps qui viennent. Ce n’est pas le moment de baisser les bras et de se replier. Regardons les choses en face : les vents écologiques et démocratiques paraissent chaque jour plus contraires. Nous, engagés en faveur de l’ESS, répondons-y : en nous mettant en cause, en cherchant de nouvelles alliances, en affirmant ambition et audace. 2025 sera l’année internationale des coopératives, déclarée par l’ONU. Beau moment pour un choc coopératif. Les instances européennes, Parlement et Commission, qui se mettent en place sont l’occasion de transmettre une stratégie française d’ESS ambitieuse répondant aux nouveaux enjeux. L’ESS, économie de réconciliation, peut aussi, dix ans après la loi de 2014, proposer en 2025 un beau terrain législatif de consensus à un Parlement divisé. Les prochaines municipales peuvent être l’occasion de faire progresser des partenariats publics-privés d’ESS répondant au plus près du terrain aux attentes et aux défis.
Le Labo de l’ESS, modeste mais résolu, apportera sa pierre à ces challenges de 2025. Il est en ordre de marche. Son Projet et sa gouvernance ont été renouvelés en 2024, son équipe permanente est efficiente, son modèle économique flotte. C’est donc le bon moment pour moi de passer la main après dix ans. Un processus de renouvellement est en cours et aboutira à l’AG de juin. Vibrants mercis à celles et ceux qui ont fait le Labo pendant cette décennie. Toute organisation a besoin de sang vif, de regards renouvelés, d’énergies rajeunies. J’ai confiance. Vive l’ESS, vive son Labo !
Hugues Sibille
Président du Labo de l’ESS
Janvier 2025