Pratiques collaboratives et idéaux du partage
L’économie collaborative a été largement médiatisée au cours des dernières années. Originellement milieu des "makers", qui ont été parmi les premiers à la penser mais aussi à concevoir les limites du concept (voire sa fin), elle est également rapidement entrée sur le terrain des décisions politiques (rapport Terrasse et récentes mises au point sur la réglementation de revenus issus des plateformes collaboratives). Rien d’étonnant, lorsque l’on prend les chiffres, impressionnants : aujourd’hui en France, on comptabiliserait 270 plateformes d’économie collaborative, soit 23% du marché mondial.
C’est au cœur de cette actualité que le Labo de l’ESS a organisé son premier cycle ProspectivESS, sur l’économie collaborative en 2016, et publie aujourd’hui le compte-rendu de la rencontre « Vers une économie collaborative sociale et solidaire ? » avec à cette occasion un Focus sur l’économie collaborative et l’économie du partage.
Economie collaborative : de quoi parle-t-on ?
Comme souvent lors de l’émergence de nouvelles pratiques et de nouveaux concepts qui essaient de les appréhender, l’ « économie collaborative » n’a pas de définition fixe. Nouvelles pratiques ? Pas tant que cela, dès lors que l’on voit derrière ce terme avant tout le fait de déconstruire le rapport capitalistique habituel entre le producteur, le distributeur et le consommateur. Dans l’économie collaborative, les limites sont brouillées : l’individu est tour à tour celui qui met au pot commun un service, un bien ou une compétence et celui qui en profite en tant qu’usager ou client d’un service proposé par un autre. C’est en ce sens que l’on considère l’économie collaborative comme horizontale. En plus de son double statut de producteur et de consommateur, l’individu peut également prendre part active dans l’organisation, en l’animant et en y prenant des décisions démocratiquement. C’est là qu’apparaît l’organisation en communauté, dont les acteurs de l’économie collaborative se targuent d’une manière générale, mais qui dans nombre de cas est davantage l’affirmation d’une identité de marque qu’une réelle place décisionnaire dans la gouvernance. « Faire partie de la communauté des « hôtes » Airbnb, c’est comme être client de Leroy Merlin avec une carte de fidélité, rien de plus. » rappelle ainsi Hugues Sibille.
Non, ces pratiques alternatives ne sont pas nouvelles, si l’on comprend « économie collaborative » au sens propre – alors que l’usage usuel aujourd’hui place cette économie clairement dans les pratiques numériques, avec les enjeux que cela suscite notamment concernant le droit du travail et la fiscalité. Cette nouveauté s’appuie donc sur l’expansion du numérique. Là où l’économie collaborative pouvait vivre simplement, localement, à petite échelle, les plateformes en ligne peuvent rassembler des milliers, des dizaines ou des centaines de milliers de producteurs-consommateurs et, grâce à la gestion numérique de ces bases de données extensives, proposer une meilleure correspondance entre l’offre et la demande. Si l’économie collaborative n’est pas née avec internet, elle a changé d’échelle et est entrée dans la vie des Français de façon très large grâce à lui : en 2013 déjà, plus de la moitié des Français avaient vendu un bien en ligne à un particulier comme sur leboncoin, 11% avaient échangé des services avec une autre personne et 6% avaient loué un logement, comme sur Airbnb, ou un équipement (ADEME, 2013, les français et les pratiques collaboratives, qui fait quoi et pourquoi).
Collaborer économiquement et dans sa consommation, est-ce partager ?
Economie collaborative et économie du partage sont synonymes pour certains, car elles cherchent à couvrir les mêmes champs un peu flous de ces expériences où les objets circulent de main en main, où l’on accueille des voyageurs chez soi, où l’on s’organise pour remplir sa voiture d’autres passagers lorsqu’on prévoit un déplacement… Et elles ont, sans aucun doute, une proximité : celle de l’efficacité dans l’usage (pourquoi partir avec une voiture vide alors que d’autres cherchent sans doute à faire le même trajet ?), celle de l’optimisation de l’utilisation (pourquoi garder un appareil dont on ne se sert plus ?) Dans une tribune publiée par le Labo de l’ESS en avril dernier, Pascal Terrasse, député de l’Ardèche et auteur d’un rapport sur l’économie collaborative, le dit sans détour : « L’économie collaborative est avant tout l’économie des communs, du partage et de l’échange ».
Economie de la fonctionnalité, économie de l’usage et même « économie de la débrouille », dès lors que ces usages peuvent permettre un (complément de) revenu, qui s’appuient le plus souvent sur des plateformes web intermédiaires entre les individus qui se rémunèrent pour cette intermédiation : est-ce du partage ?
Le pair-à-pair et la communauté, garantes du partage
L’économie collaborative se veut horizontale – mais son organisation se fonde le plus souvent sur un intermédiaire, la plateforme, qui tout en étant visible pour les personnes, chapeaute, encadre et se rémunère le plus souvent à partir des transactions qu’elle ne crée pas mais dont elle organise les conditions de possibilité. L’économie du partage, horizontale également, se construit sur un modèle pair-à-pair, c’est-à-dire d’auto-organisation des citoyens qui interagissent et échangent directement, sans que la plateforme soit organisatrice. D’où une position comme celle de la P2PFoundation, qui cherche à se distinguer clairement de l’économie collaborative, « de plus en plus tournée vers le profit », pour s’identifier à l’économie du partage.
Les plateformes en ligne sont un lieu de connexion entre inconnus – dès lors, et pour ne pas rendre les internautes victimes de l’anonymat des contributeurs, elles s’adossent largement sur des systèmes d’évaluation des hôtes, chauffeurs et autres contributeurs. Ce système de notation est pourtant loin de l’idée originelle de construction d’une communauté de confiance : si, certes, la méfiance peut disparaître avec un certain nombre de commentaires positifs, il n’en demeure pas moins que les commentaires interpersonnels ne sont pas suffisants pour construire un projet commun et démocratique. C’est au contraire la construction d’une communauté forte, et avant tout une communauté de valeurs, qui peut permettre une appropriation de la structure par les citoyens, qui en deviennent parties-prenantes.
Questionner la possession et l’usage, l’âme de l’économie collaborative solidaire et de l’économie du partage
Derrière les usages de mise en commun, qu’il s’agisse de prêter gracieusement ou de louer, de faire ensemble ce qui n’est pas plus coûteux ainsi que fait seul, le véritable enjeu qui se profile est la question de la propriété et de l’usage. Dès lors qu’il n’est plus nécessaire de posséder pour pouvoir faire usage d’un bien, notamment occasionnellement, c’est tout un système de valeurs attaché à la possession comme rétention qui tend à disparaitre. C’est ce que Jeremy Rifkin analyse dès 2000 avec The Age of Access. Là où Rachel Botsman et Roo Rogers reprennent, dans What’s mine is Yours (2010), ces réflexions pour formaliser pour la première fois une théorie de la consommation collaborative avec une approche enthousiaste des nouvelles pratiques du web et de leurs nouvelles règles, Rifkin mettait déjà en avant la possibilité d’adoption du principe de partage par les entreprises capitalistiques afin de conquérir de nouveaux marchés.
Comment dès lors faire vivre le partage au service des citoyens ? Les citoyens et les acteurs publics qui se positionnent clairement en faveur du développement de l’économie du partage sur leur territoire peuvent se révéler en être les acteurs primordiaux. Lors de la deuxième rencontre ProspectivESS organisée par le Labo de l’ESS, Paola Tubaro, chercheur au CNRS, insiste sur la notion de « sharing cities », les villes du partage : « C’est le prolongement du concept de « smart cities » qui considère qu’une ville ne peut être intelligente que si les habitants eux-mêmes agissent et interagissent de façon intelligente. Cela implique que la notion même de partage est intégrée dans le territoire et organisée par la municipalité. » Le principe s’axe ici non seulement sur l’efficacité de l’usage au service de la communauté, mais aussi sur la notion de Communs : c’est l’affirmation de nos biens communs qui permet de mettre en place une économie du partage réelle, qui donnera un accès égal à ces biens aux citoyens.
Pour aller plus loin :