Sandrino Graceffa
Des Tiers-lieux au tiers-travail
Dans les Tiers-lieux s’inventent en permanence de nouvelles formes de relations sociales, en remettant celles-ci au centre du jeu économique des échanges. Et parfois même ces relations sociales résistent à l’effet (dé)structurant des rapports de production et de commerce, qu’elles soumettent à leurs besoins. Dans ces Tiers-lieux s’invente donc aussi un tiers-travail...
La notion de Tiers-lieux, popularisée par le sociologue Ray Oldenburg (The Great Good Place, 1989), s’est étendue à bien des formes d’occupation de l’espace, tout en conservant quelques-uns de ses traits originaires. En bref, ce sont :
- des espaces physiques délimités et publics, qui ne relèvent pas du monde de l’entreprise, et dont l’accès n’est pas régulé par des marqueurs socioéconomiques ;
- où des compétences multiples peuvent être socialisées sans qu’elles doivent préalablement faire preuve de leur légitimité – seulement de leur désir de s’exercer ;
- et quand ces Tiers-lieux ont une dimension économique partagée, ils rééquilibrent les trois formes d’échanges pointées par Karl Polanyi (La Grande Transformation, 1944), marchande, redistributive et réciproque, en encastrant l’économie dans la sphère sociale, et donc politique.
La réussite d’un Tiers-lieux tient essentiellement à sa capacité à créer de la valeur (quelque sens qu’on lui donne), à partir de son dispositif propre, mutualisé, collectivisé, partagé, pris, offert ou vendu, que chacun est censé mobiliser à titre individuel en s’insérant dans un monde d’échanges (de savoirs, de pratiques, de réseaux, de compétences, de moyens, etc.).
Il nous est apparu très vite chez SMart, une entreprise partagée par plusieurs dizaines de milliers de personnes, du free-lance à l’entrepreneur, que nos Tiers-lieux plus de 7000 m2 de Tiers-lieux sur les 16 000 m2 gérés par Smart, c’était aussi du tiers-temps : partager-échanger, c’est d’abord consacrer du temps, un temps intermédiaire, un peu privé, un peu productif et surtout dédié à l’échange social. Il est aisé de glisser du tiers-temps au tiers-travail : un tiers-travail qui est au cœur des objectifs de SMart. Rendre à l’individu sa capacité d’organiser ses relations économiques (de production, de commerce, de travail) en fonction de ses besoins, dans un contexte où ses rapports sociaux ont autant d’importance que les revenus qu’il tire de ses activités.
Quand l’on situe l’innovation sociale là où elle émerge en réalité, dans ce type d’espaces-temps interstitiels, Tiers-lieux/temps, il saute aux yeux qu’elle est rendue possible d’abord par le floutage des identités socio-professionnelles et des formes habituelles des rapports de production, un floutage, un jeu, qui autorise toutes les expériences. Le tiers-travail qui en découle, en partie monétarisé, mais en partie seulement, a dès lors une caractéristique essentielle : son sens, sa valeur, la plus-value qu’il génère restent à la main du travailleur.
Les "nouvelles formes d’emploi", déjà diagnostiquées il y a plus de 25 ans par Y. Kravaritou (Les nouvelles formes d’embauche et la précarité de l’emploi, 1990) ne sont pas une fatalité dysphorique exacerbée par cette nouvelle économie dite collaborative, uberisée et déstructurante. Elles sont aussi, éparpillées sur le territoire dans une multitude de laboratoires sociaux de terrain, directement en prise avec les besoins des personnes, quand celles-ci entretiennent de nouvelles formes de relations sociales qui produisent de la valeur.
Il importe que le combat, légitime mais déjà obsolète contre les effets toxiques de ces nouvelles formes d’exploitation n’emporte pas avec lui ces laboratoires citoyens du travail réinventé.
Et ces laboratoires, ce sont des lieux, du temps, tiers bien sûr, qu’il convient de préserver. D’abord en instituant dans les lois et règlements, particulièrement ceux qui régulent socialement et fiscalement le travail, des voies de passage et d’expérimentation. Que l’on observe, que l’on évalue collectivement, pour en tirer les enseignements utiles à tous.
C’est dans ces tiers-laboratoires sociaux que l’on trouvera les outils les plus efficaces et efficients pour contrecarrer la transformation des relations d’emploi manœuvrée à coups de boutoir par des entreprises qui ne sont en fait que des véhicules idéologiques et financiers qui ne produisent ni richesses, ni valeurs utiles à la société.
Un seul mot d’ordre : faites confiance à toutes celles et ceux qui s’assemblent ici et maintenant, pour réinventer le travail, parce qu’en s’assemblant, de facto, ils encastrent l’économie dans l’espace des relations sociales.