Hugues Sibille
Décennies
La rondeur des chiffres qui composent 2020 attire et rassure comme de douces collines ou comme l’espoir d’avoir toujours 20 ans. Formes trompeuses, car la décennie qu’ouvre 2020 est lourde de dérèglements climatiques et de destructions d’une biodiversité dans laquelle nous vivions depuis des millénaires. 3,5 milliards d’oiseaux ont disparu en Amérique du Nord depuis 1980.
Dans la mythologie grecque, Kronos, fils d’Ouranos, mangeait ses propres enfants. L’homo-sapiens 2020 mange à son tour goulument l’avenir de ses enfants. Les émissions de CO2 font brûler la Maison Australie, détruisant près d’un milliard d’animaux (WWF) en quelques semaines, mais l’homo économicus et ses dirigeants continuent à regarder ailleurs : produire et acheter des SUV, chauffer l’air de terrasses de cafés, refroidir d’immenses stades bouillants sous le soleil... Les ventes de pesticides en agriculture ont augmenté de 21% en 2018 !
Deux citations de Churchill, expert en situations désespérées, pourraient utilement figurer dans le paquetage à embarquer dans la nouvelle décennie : "Le pouvoir de l’homme s’est accru dans tous les domaines, excepté sur lui-même" et "Une politique d’apaisement face à la menace, c’est nourrir le crocodile en espérant être dévoré le dernier."
Oui, la décennie 2020 apparait beaucoup plus sombre de menaces que ne le fut celle des années 2010, lorsque fut créé le Labo de l’ESS. Mais notre think-tank a été créé par un résistant et, foin de collapsologie, nous fêterons dans l’optimisme de la résistance et de l’action, l’anniversaire des 10 ans de l’aventure initiée par Claude Alphandéry. Au cours de la dernière décennie, l’idée d’une économie sociale et solidaire a significativement progressé en France, notamment avec la promulgation de la loi de 2014 et le développement de dynamiques territoriales issues de l’ESS sans précédent. Le Labo de l’ESS a contribué à cette bataille des idées et des innovations territoriales, et nous en sommes fiers. Après les États Généraux de l’ESS et leurs Cahiers d’Espérance, nous avons promu les circuits courts, les pôles territoriaux de coopération économique, les transitions énergétiques citoyennes et l’autoconsommation, les nouvelles formes d’emploi etc. Nous avons participé et accompagné un mouvement sans précédent d’innovations sociales. C’est bien, mais c’est loin d’être suffisant ou adapté au contexte des 10 ans à venir.
Nous savons que la décennie menaçante qu’ouvre 2020 implique de faire évoluer notre logiciel. Nous y travaillons. A l’heure des municipales qui se profilent, nous mettrons sur la table un très important travail sur les facteurs de succès des "dynamiques collectives de territoires" comportant de nombreuses propositions pour réussir la transition. La coopération est souvent la clé du succès. Et la coopération, l’ESS la connait et la pratique de longue date. Mais si nous croyons plus que jamais que les territoires sont les laboratoires d’une transition écologique et solidaire, nous voulons maintenant que les innovations de la décennie 2010 fassent système, fassent transformation. Ça urge ! Car la décennie qui s’ouvre ne saurait être attentiste ou perdue, et nous devons agir comme si nous ne pouvions pas échouer.
Revoir notre logiciel, c’est en partie faire que l’ESS reprenne et approfondisse l’idée de Polanyi de "ré-encastrer l’économie" dans la société. Non seulement la finance a pris un pouvoir trop grand sur l’économie mais l’économie elle-même a pris un pouvoir trop grand et trop arrogant sur les autres sphères de la vie humaine. Ré-encastrer l’économie commence également par le niveau local. Les élus locaux et l’État ne devraient plus, à l’avenir, rester prisonniers de l’économie comme ils le sont aujourd’hui et trouver des alliés prioritaires dans l’ESS. La réouverture rapide de Lubrizol après un chantage à l’emploi est l’exemple de ce qu’il ne faudrait plus faire.
L’ESS doit donc aller vite et fort pour inventer et porter une post-croissance plus sobre et plus équitable, qui n’oppose pas fin du mois et fin du monde. Cela devrait la conduire à intégrer d’avantage le concept de "transition" et celui de "communs" dans ses stratégies. Il ne suffira plus dans cette décennie de proclamer un changement d’échelle de l’ESS. Il faudra faire en sorte que celui-ci apporte des solutions tangibles aux catastrophes écologiques et sociales annoncées.
Et si l’ESS proposait un nouvel art de vivre pour répondre aux menaces pesant sur le vivant ? Un art de vivre dans lequel l’être compte plus que l’avoir. Et si cet art de vivre plus sobre et équitable, moins marchand mais plus dense en collectif, en convivialité, en fraternité, se révélait finalement plus joyeux ?