Vers une reconnaissance juridique des associations à but non lucratif et de leurs activités transfrontières dans l’Union européenne
Décryptage rédigé par Michel Catinat, Référent du Labo de l’ESS sur la thématique « ESS européenne »
La Commission européenne a adopté le 5 septembre 2023 un projet de Directive du Parlement européen et du Conseil sur les associations transfrontalières européennes[1].
Cette initiative – non annoncée dans le Plan d’action européen de décembre 2021 sur l’économie sociale – est d’une grande importance juridique. Elle met fin à plus de quarante ans de tentatives infructueuses de la part de la Commission européenne pour établir des statuts européens pour les principales composantes statutaires de l’économie sociale que sont les coopératives, les mutuelles, les associations et les fondations.
Que l’on se rappelle l’historique. En décembre 1991, la Commission européenne propose des règlements visant à établir des statuts européens pour les coopératives, les mutuelles, les associations et les fondations. La base juridique retenue nécessite une décision à l’unanimité du Conseil[2]. Les débats s’embourbent très vite et certaines présidences du conseil de l’Union européenne décident même de ne pas inscrire ces propositions de règlements à l’ordre du jour du Conseil. Finalement, seul le projet de règlement sur les coopératives aboutit après 12 ans de discussion, en 2003, au prix de compromis et d’exigences tellement contraignantes que le statut européen de coopératives ne sera utilisé qu’à de rares exceptions près. Quant aux autres projets, la Commission décide de les retirer en 2006.
En 2011, le Commissaire français Michel Barnier essayera à nouveau de relancer le débat sur les statuts européens dans le cadre du « Social Business initiative ». Il s’appuie sur la même base juridique, nécessitant l’unanimité. Même cause, même effet : la Commission retirera d’elle-même ses projets avant même de les proposer au Conseil et au Parlement européen, devant la fin de non-recevoir affichée par avance par certains États membres.
La leçon est tirée. Les bases juridiques proposées pour cette nouvelle initiative diffèrent de celles des initiatives précédentes ; elles relèvent d’une procédure législative ordinaire. Les chances d’aboutir n’en sont que renforcées.
La genèse
C’est un député européen, Sergey Lagondinski, qui tente une nouvelle fois de promouvoir un droit européen pour les associations. Son rapport de 2022[3] souligne que les organisations à but non lucratif, bien que représentant les intérêts des citoyens et participant pleinement à l’économie et au développement du marché intérieur, ne bénéficient d’aucune forme juridique les plaçant sur un pied d’égalité avec les entreprises commerciales. Il enjoint la Commission européenne de légiférer et notamment de proposer une directive établissant des normes minimales communes dans l’Union européenne[4]. Le Parlement européen fait sienne cette proposition et vote le 17 février 2022 une résolution qu’il transmet à la Commission européenne. La Commission européenne y répond favorablement et annonce la préparation d’une initiative législative en ce sens. Elle ouvre sans délai une consultation publique pour recueillir, comme à l’accoutumée, les positions et réactions des parties prenantes.
Les organisations françaises représentatives, notamment le Mouvement associatif et le Haut Conseil à la vie associative (HCVA), ont répondu à cette consultation. Elles accueillent favorablement l’initiative de la Commission européenne mais font valoir, l’une comme l’autre, leur crainte d’une définition européenne des notions « d’utilité publique » et « d’intérêt général » moins exigeante qu’en France[5]. La coexistence de définitions et formes juridiques distinctes serait alors une source d’inégalité de traitement, en France, entre les associations sous statut français et les associations européennes, ainsi qu’une source de confusion juridique. Les associations européennes reconnues d’utilité publique et d’intérêt général, à moindre exigence et sur des champs d’éligibilité différents, bénéficieraient d’avantages fiscaux spécifiques et d’accès au mécénat alors que les associations sous statut français n’en bénéficieraient pas sous les mêmes conditions et sur les mêmes champs d’éligibilité. La plaidoirie française a eu gain de cause. La Commission européenne a reconnu le bien-fondé de cette crainte et la proposition de directive est expurgée de toute référence et usage des notions d’utilité publique et d’intérêt général.
Les attendus de la Directive
Les justifications apportées au besoin de légiférer au niveau européen sont d’une grande clarté et mettent en lumière le rôle des associations. Elles sont établies en deux temps.
D’abord, la Commission européenne rappelle le rôle central que jouent les associations pour « assurer l’équité sociale et la prospérité des citoyens ». Elles représentent la principale forme juridique non seulement des organisations à but non lucratif, mais aussi des organisations de l’économie sociale. Elles pèsent environ deux tiers des emplois totaux de l’économie sociale et solidaire dans l’UE[6]. Sur les 3,8 millions d’organisations à but non lucratif dans l’UE, plus de 8 % sont déjà actives dans un autre pays européen et 6 % supplémentaires pourraient l’être moyennant la levée de certains obstacles.
Ensuite, la Commission européenne égrène la liste de ces obstacles et des différences nationales dans les législations, dans les procédures et exigences administratives, dans les règles relatives à la constitution, à l’affiliation et à la gouvernance, dans les règles d’accès au capital et au financement. De plus, souligne-t-elle, « une très grande majorité d’États membres ne reconnaissent pas les associations d’autres États membres » et imposent des conditions de nationalité et de résidence légale obligeant les associations à but non lucratif à des enregistrements à répétition lorsqu’elles veulent développer des activités transfrontières.
Ces disparités entraînent des coûts et incertitudes injustifiés et « empêchent les associations à but non lucratif de réaliser pleinement leur potentiel de création de valeur économique et sociétale dans l’UE ».
Et de conclure : un nouveau cadre juridique est nécessaire pour permettre aux organisations à but non lucratif de développer leurs activités, y compris au-delà des frontières, sur l’ensemble du marché intérieur sans contrainte, ni incertitude juridique.
La méthode juridique et le contenu de la Directive
L’objectif de la proposition de Directive est de mettre en place des règles harmonisées dans l’Union européenne qui facilitent l’exercice des activités transfrontalières des associations à but non lucratif sur l’ensemble du marché intérieur et qui assurent leur liberté d’établissement. De cet objectif découle les bases juridiques retenues : l’article 114 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE (TFUE), qui donne compétence à la Commission pour proposer des mesures de rapprochement des législations nationales afin d’améliorer le fonctionnement du marché intérieur, et l’article 50 du TFUE pour assurer la liberté d’établissement. Ce choix de bases juridiques est crucial, car la procédure décisionnelle (première lecture et seconde lecture du Parlement européen et du Conseil, conciliation éventuelle) requiert des majorités simples au Parlement européen et des majorités qualifiées au Conseil. Mais en contrepartie, il entérine l’appartenance des associations au marché intérieur et à ses règles, ce que certains récusent en argumentant que l’économie sociale fonctionne sur des principes qui ne sont pas ceux de l’économie concurrentielle conventionnelle.
Pour atteindre ses objectifs, la Commission européenne propose de créer dans les cadres juridiques nationaux de chaque État membre une même forme juridique d’ « association transfrontière européenne (ATE) », reconnue automatiquement par tous les États membres. Cette nouvelle forme juridique permettra aux associations d’exercer sans contrainte des activités transfrontières et assurera une liberté d’établissement au moyen d’un enregistrement unique. En d’autres termes, la Commission européenne vise une reconnaissance mutuelle des statuts nationaux d’ATE moyennant une série d’harmonisations des législations nationales (caractéristiques des ATE, des procédures d’enregistrement, etc.).
Le choix d’une Directive (et non pas d’un règlement) permet de respecter les spécificités nationales en matière d’associations à but non lucratif, et permet aux États membres de choisir la forme et les méthodes de mise en œuvre. Point fondamental pour les associations : elle consacre le concept de non-lucrativité et donne une définition juridique du but non lucratif : « indépendamment du fait que les activités de l’association soient de nature économique ou non, le fait que les bénéfices générés ne sont utilisés que dans la poursuite des objectifs de l’ATE tels qu’ils sont définis dans ses statuts et ne sont pas distribués entre ses membres ».
En termes de contenu, la Directive liste tous les ajustements et les harmonisations juridiques que doivent mettre en œuvre les États membres et ils sont nombreux, trop nombreux pour être mentionnés de façon exhaustive dans la cadre de ce décryptage. Seuls les principaux éléments sont mentionnés ci-après.
D’abord, la Directive définit les principes fondateurs, les finalités et les principales caractéristiques d’une ATE (par exemple exercer et compterdes membres fondateurs ayant des liens dans au moins deux États membres) et clarifie le type d’entités juridiques éligibles au statut d’ATE. Elle impose que les règles applicables aux ATE soient les plus similaires possibles en droit national aux règles applicables aux associations nationales à but non lucratif, afin d’assurer une égalité de traitement.
Ensuite, elle énonce et précise les droits des ATE sur le marché intérieur : égalité de traitement, non-discrimination, recours juridictionnel vis-à-vis des décisions des autorités compétentes, accès libre et non discriminatoire aux financements nationaux, liberté de prestation de services, absence d’exigences discriminatoires fondées sur la nationalité des membres d’une ATE ou de son organe exécutif, etc.
Elle instaure le principe d’un enregistrement des ATE unique selon une procédure harmonisée. C’est cet enregistrement qui donnera aux ATE leur personnalité et capacité juridiques reconnues dans tous les États membres. Elle demande la création d’une autorité nationale gérant les enregistrements, délivrant les certificats ATE valides sur l’ensemble du marché intérieur et notifiant ses opérations auprès des autorités compétentes de tous les autres États membres.
La Directive énonce également les règles relatives à la transformation au niveau national d’une association à but non lucratif en ATE (article 17), et définit les règles et procédures dont bénéficient les ATE pour exercer leur droit de mobilité et transférer leur siège statutaire d’un Etat membre à un autre.
Elle harmonise enfin les règles applicables en cas de dissolution d’une ATE.
Un règlement d’accompagnement
La proposition de Directive sur les activités transfrontières des associations s’accompagne d’une proposition de règlement dont le but est d’assurer que le système d’information du marché intérieur (« système IMI »)[7] et le portail numérique unique[8] donnant accès aux informations, aux procédures et aux services d’assistance utiles au fonctionnement du marché intérieur couvrent également les données recueillies dans le cadre de la Directive sur les activités transfrontières des associations. Il s’agit de simples, mais nécessaires, modifications techniques.
Conclusion
La proposition de Directive sur les activités transfrontières des associations est l’un des rares actes législatifs européens concernant spécifiquement l’économie sociale. Cette initiative s’inscrit dans les évolutions politiques actuelles qui, dans l’Union européenne – Plan d’action sur l’économie sociale de 2021[9] – comme au niveau international – recommandation de l’OCDE[10], résolutions du BIT[11] et de l’ONU[12]), ont récemment reconnu le rôle majeur que peut jouer l’économie sociale et solidaire pour faire face aux grands défis des sociétés occidentales (crise écologique, montée des inégalités, fragilisation de la cohésion sociale, sur-financiarisation, etc.).
Elle marque un réel tournant et, si elle va à son terme, augure d’autres initiatives législatives en faveur de l’économie sociale et solidaire. Elle ouvre la perspective d’une évolution de la situation actuelle, où les législations ne sont généralement conçues que pour un modèle économique conventionnel où les entreprises sont mues par la concurrence et le profit. Elle permet d’entrevoir un meilleur équilibre législatif entre l’économie sociale et solidaire et l’économie traditionnelle.
[1] Retrouvez la proposition de directive à cette adresse : https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/d93e6594-4e4c-11ee-9220-01aa75ed71a1/language-fr
[2] Les règlements ont pour base juridique l’Art. 352 du TFEU (ex 308 TCE) qui permet à la Commission européenne de proposer des actions qui lui paraissent nécessaires pour atteindre les objectifs que lui assignent le Traité (dans ce cas la politique sociale) sans que le Traité ne lui en donne la compétence (ici établir des statuts européens), mais alors le Conseil doit statuer à l’unanimité.
[3] LAGODINSKY, S (rapporteur). (2022), Rapport contenant des recommandations à la Commission sur un statut pour les associations et organisations à but non lucratif européennes transfrontalières (2020/2026(INL)). Parlement européen, Commission des affaires juridiques. URL : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2022-0007_FR.pdf
[4] Paradoxalement le rapport recommande aussi de proposer un règlement sur un statut européen des associations sur la base de l’article 352, nécessitant une unanimité du Conseil. La Commission européenne se suivra pas cette recommandation.
[5] La reconnaissance d’utilité publique résulte, en France, d‘une procédure particulièrement exigeante. Quant à la reconnaissance d’intérêt général, trois critères cumulatifs sont exigés : ne pas bénéficier à un cercle restreint de personnes, être à gestion désintéressée et exercer une activité non lucrative au sens de sa définition fiscale particulièrement restrictive.
[6] European Economic and Social Committee. (2016), Recent Evolutions of the Social Economy in the European Union. URL : https://www.eesc.europa.eu/sites/default/files/files/qe-04-17-875-en-n.pdf
[7] Le système IMI est établi par le règlement (UE) n°1024/2012 du Parlement européen et du Conseil.
[8] Le portail numérique est établi par le règlement (UE) 2018/1724 du Parlement européen et du Conseil.
[9] Pour en savoir plus : https://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=1537&langId=fr
[10] Pour en savoir plus : https://www.oecd.org/fr/rcm/Recommandation-sur-l-economie-sociale-et-solidaire-et-l-innovation-sociale.pdf
[11] Pour en savoir plus : https://www.ilo.org/ilc/ILCSessions/110/reports/texts-adopted/WCMS_848645/lang--fr/index.htm
[12] Pour en savoir plus : https://unsse.org/2023/04/19/historic-moment-for-the-sse-at-its-66th-plenary-meeting-the-un-general-assembly-adopts-the-resolution-promoting-the-social-and-solidarity-economy-for-sustainable-development/?lang=fr