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Publié le 1 octobre 2024
approche systémique

Cyrille Tassart, penseur en approche systémique : « L’écosystème de l’ESS doit moins sacrifier le long terme sur l’autel de l’urgence ! »

Cyrille Tassart, auteur de l’Anti-guide de l'approche systémique (2023)*  et membre du conseil d’orientation du Labo de l’ESS, travaille dans le secteur de l’économie sociale et solidaire depuis 13 ans. A l’aune de son nouveau projet associatif, portant sur la transition écologique juste, le Labo de l’ESS a souhaité l’interroger au sujet de l’approche systémique du changement. 

Pouvez-vous nous parler de votre métier ? 

J’ai créé et codirigé l’association InFocus pendant 8 ans, et depuis plus de 3 ans, je mène un projet de recherche-action autour de la manière de mettre l’approche systémique au service de l’intérêt général. Pour moi, l’enjeu consiste à faire atterrir la posture intellectuelle de la pensée systémique dans le cadre de l’intérêt général. Le but est de produire de la connaissance et de la transmettre aux acteurs intéressés. 

Quelle est votre définition de la pensée systémique ? 

La plupart des problèmes sociaux et environnementaux auxquels nous faisons face sont extrêmement complexes, car les problèmes simples ont été résolus depuis longtemps ! Ce qui reste, ce sont les problèmes multidimensionnels, qui sont le fruit d’une multitude d’interactions entre plein d’acteurs, de facteurs, de comportements, de croyances, de jeux de pouvoir, d’infrastructures.  

Face à ces problèmes, des solutions en silos peuvent se révéler contre-productives car où que l’on appuie, on crée une compensation autre part. Adopter une approche systémique, c’est essayer de rentrer dans la complexité de ces problèmes, et de voir en tant qu’acteur comment agir à sa juste place.  

Alors la pensée systémique peut aider à comprendre la complexité du monde dans lequel nous vivons ? 

Oui, c’est exactement ça !  

La rosace C Tassart (2).png

Image tirée de L’Anti-guide de l’approche systémique

Le Labo de l’ESS a actualisé son projet associatif en janvier 2024, en choisissant le fil rouge « transition écologique juste » qui lie transition écologique et justice sociale. Que pensez-vous d’aborder nos travaux en unissant ces deux grands enjeux ? Selon vous, qu’est-ce que la pensée systémique peut apporter à la transition écologique juste ? 

Le fait d’associer transition écologique et justice sociale, c’est déjà faire œuvre d’un effort de désilotage des combats, et on sait qu’il y a des interactions très fortes entre les deux. On ne peut pas dire que le changement climatique impacte de la même manière les personnes selon leur niveau de vie, de revenus et de pouvoir. Il y a des enjeux très forts entre inégalités et tout ce que charrient les défis du changement climatique et de la transition écologique. 

Bruno Latour l’a bien mis en avant : on a l’impression que l’explosion des inégalités et la montée du populisme, les enjeux climatiques et le déni climatique sont des évènements disjoints. Sans utiliser un vocabulaire systémique, il démontre à quel point tout cela est lié. Si on essaie de régler ces problèmes séparément, il y aura beaucoup d’effets de bord. Les acteurs qui travaillent sur la justice sociale ont certainement pas mal à apprendre des acteurs de la transition écologique, et vice versa ! 

Regardons la manière dont on aborde le climat. Le GIEC, c’est un exemple magistral de travail systémique. On ne fait que mettre en relation un nombre de variables de plus en plus important, qu’on essaie d’analyser avec des niveaux d’expertises très pointues. Cela revient à adopter une pensée linéaire très puissante tout en allant voir les points saillants des études scientifiques et essayer de les lier à un certain nombre de facteurs, pour voir les interactions entre la fonte du permafrost, les puits de carbone qui s’effondrent, la perte de la biodiversité… Dans la communauté scientifique, il se dégage une approche systémique qui lie des paramètres entre eux pour faire des liens multiniveaux, entre le local, le national et le global.  

Toute la complexité qui se rajoute avec le fil rouge « transition écologique juste », c’est le fait d’intégrer les enjeux de justice sociale aux considérations climatiques et environnementales, sachant qu’il y a des interactions à tous les niveaux. Il n’y a pas une organisation avec laquelle je travaille sur un sujet sociétal dont le métier ne sera pas fortement impacté par les enjeux de changement climatique. Inclusion, migrants, mal logement, 3ème âge, alimentation… Tous les problèmes d’aujourd’hui ont des chances d’être décuplés à l’aune des transformations écologiques. 

Nous sommes obligés de penser ces transformations, et un changement de culture sera à effectuer pour adopter des logiques plus systémiques. 

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Image tirée de L’Anti-guide de l’approche systémique

Pensez-vous que l’ESS n’adopte pas une approche assez systémique pour assurer une transition écologique juste ? 

C’est difficile à dire, je ne prétends pas connaître toute l’ESS ! Toutefois, je constate plutôt une tendance à s’éloigner d’approches englobantes, sur le long terme, et d’aller de plus en plus vers des approches solutionnistes, silotées, qui se doivent d’être performantes, se déployer sur le court terme, et avec des preuves d’impact liées à de l’évaluation. 

Et pourquoi, d’après vous ? 

De plus en plus, les services publics sont délégués au monde associatif dans une logique de prestation qui ne permet pas de marge de manœuvre. De même, le jeu entre associations et mécènes privés n’aide pas toujours à avoir une approche systémique. C’est compliqué d’avouer qu’on n’a pas de solution parfaite à un problème complexe ! Il y a aussi de plus en plus de critères d’évaluation qui poussent à regarder si un programme atteint bien des objectifs d’impact, et non pas ce qu’il provoque sur l’ensemble de l’écosystème. Tous les acteurs sont co-responsables de cette situation malgré eux !  

Auriez-vous des pistes de travail pour tendre vers plus d’approche systémique pour régler certains problèmes que vous venez de citer ? 

Il faut moins sacrifier le long terme sur l’autel de l’urgence. Le mode d’action dans lequel on est enfermés est en lui-même un problème de nature systémique. Il va falloir, en tant qu’écosystème de l’ESS, qu’on ait des bonnes discussions pour prendre notre part de responsabilité plutôt que de jeter la pierre à l’autre, et donner plus de marge de manœuvre aux acteurs, plus de diversité de modes d’action, et d’emmener de la durabilité dans nos manières de faire. Il n’y a qu’en tant qu’écosystème qu’on va sortir des pièges dans lesquels on s’est enfermés malgré nous !  

Votre mot de la fin ? 

Evitons de faire un totem de l’approche systémique ! Je vois déjà les effets de bord de l’approche systémique, si l’on demande aux organisations de changer le système tout en ayant les mêmes financements et aides, comme si ça allait se faire comme ça ! L’approche systémique commence à créer des résistances à cause de cette vision erronée. Cette approche permet de renforcer nos capacités, humblement. On est bien loin de la mode, on est bien dans un travail besogneux, personnel, terre à terre mais avec un potentiel puissant à mes yeux. Faisons ce travail pour ne pas rater une bonne occasion de renforcer notre écosystème ! 

 

***

Le Labo de l’ESS remercie Cyrille Tassart pour cette interview ! 

* Pour approfondir votre réflexion sur l’approche systémique, découvrez les publications de Cyrille Tassart : 

L’Anti-guide de l’approche systémique, 2023 

La rosace systémique, 2024 

Le replay du webinaire de présentation de La rosace systémique

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