Nathalie Dupuis-Hepner
Acteurs de l’ESS : ne soyez pas le cordonnier mal chaussé de l’intelligence collective
La force des enjeux auxquels nous sommes tous confrontés (climat, énergie, économie, social) rendent impératifs d’y travailler tous ensemble. Nathalie Dupuis-Hepner, spécialiste de la transformation des organisations par l’intelligence collective, explore les ressorts d’une notion au cœur des enjeux du 21ème siècle mais également du changement d’échelle de l’économie sociale et solidaire.
Par nature, l’intelligence collective renvoie au fait de mieux travailler ensemble, pour gagner en efficacité et en inspiration grâce à la mise en connexion des idées, des connaissances et des pratiques. Elle repose sur la confiance, l’humilité et la complémentarité des talents présents dans l’entreprise. Elle porte des valeurs d’entraide et de coopération, au service du bien commun.
Dans sa sémantique même, le secteur de l’économie sociale et solidaire traduit la solidarité, l’écoute et le soin de l’autre, la création du lien social et le sens de l’intérêt général. Structurellement, il est donc tentant d’en déduire que l’ESS est pétrie d’intelligence collective.
Pourtant nombre d’organisations ont gommé depuis longtemps de leurs priorités cet intérêt pour le partage et l’enrichissement de ce patrimoine collectif. Un fonctionnement cloisonné s’est imposé : chaque micro-territoire protège ses savoir-faire et sa part de pouvoir. L’objectif commun ne devient-il pas virtuel, par manque de cohésion ?
Dans notre société en grande turbulence, devant l’ampleur et l’urgence des besoins sociaux, la raréfaction des ressources, la concurrence au sein même du secteur social, l’empilement des réglementations, le renouvellement démographique du secteur de l’ESS, il n’est plus possible d’agir seul. Aussi face à cette complexité et cette instabilité permanente la réponse viendra de l’innovation collaborative. C’est à ce prix que pourront se démultiplier des actions à fort impact social.
Connection, coopération et mutualisation sont -déjà- au cœur de nombreux modèles qui émergent de la transformation en cours : économie du partage ou collaborative, économie circulaire, circuits courts, PTCE… Au cœur aussi des concepts clés d’open source, open innovation et open data.
La voie de l’intelligence collective s’impose, car elle seule combine trois composantes essentielles : une vision systémique des défis à résoudre, la reconnaissance de l’inspiration ouverte comme source de créativité, et la co-construction pluri-acteurs comme dynamique de transformation durable.
Une exigence et un atout pour les structures de l’ESS
L’intelligence collective n’est pas une simple méthode qu’on déroule, ni un logiciel qu’on déploie. C’est la structuration éclairée et pérenne d’éléments stratégiques, culturels organisationnels et fonctionnels, afin, dans toute organisation d’exercer autrement son métier au service de l’utilité sociale. Ce changement doit être incarné par une équipe dirigeante, qui l’inscrit dans la stratégie et les valeurs, assure l’exemplarité et partage cet état d’esprit avec tous, salariés et bénévoles.
En travaillant sur ses savoirs stratégiques, une organisation rend plus visible sa différence et sa valeur-ajoutée, consolide son projet sociétal et le plaidoyer auprès de ses financeurs, facilite aussi sa communication et les alliances avec ses partenaires.
La mise à plat des méthodes de travail et de l’interaction entre services renforce l’efficacité opérationnelle. L’objectif est de ne pas réinventer la roue, rendre visible ce que chacun sait pour gagner du temps et de l’énergie, traquer les coûts cachés et les incohérences, faire circuler rapidement les savoirs, les leçons de l’expérience et les bonnes pratiques.
En capitalisant sur ses connaissances thématiques, sectorielles ou fonctionnelles, on améliore par exemple la réponse aux appels à projet, les évaluations de mission, la gestion de la qualité et des risques. Sous l’angle des ressources humaines, on optimise l’intégration des nouveaux collaborateurs et les changements de poste (mieux faire face au turnover et aux départs à la retraite). On créée des synergies entre les équipes, on fédère les collaborateurs et on favorise aussi la motivation.
Les bénéfices sont donc multiformes. En contrepartie, pour qu’il y ait un réel effet de levier, il faut accepter des changements de méthode qui bousculent, se remettre en cause et se transformer, à tous les niveaux d’une organisation.
Il sera vain de se mobiliser pour la mesure de l’impact social, sans se préoccuper en miroir de l’évaluation de l’efficacité collective interne, car elles sont indissociables. La capacité à partager des réservoirs stratégiques de connaissances (intra et inter-réseaux) sera un élément déterminant de l’accélération et du changement d’échelle.
Pour être des acteurs incontournables de cette transition économique inédite, les acteurs de l’ESS devront probablement mettre en open-source les plans et les méthodes de construction de ce futur meilleur. Accepter une démarche structurée d’intelligence collective : une mise à l’épreuve et un révélateur de l’authenticité des acteurs de l’ESS au service de l’intérêt général ?